Pour qui construit-on les villes ? Le complexe d’Azabudai Hills, qui occupe désormais 8 hectares en plein cœur de Tokyo, dans le quartier particulièrement hors de prix de Minato-ku, invite à se poser la question. Trois tours en verre s’y élèvent au-dessus d’un matelas rutilant de commerces et de services haut de gamme qu’une structure troglodytique pour le moins étrange enserre dans ses membranes de béton. Un plan d’eau et des petits reliefs plantés donnent à l’ensemble l’allure proprette d’une ville Playmobil.
Si elle semble directement issue d’un programme d’intelligence artificielle, l’architecture des niveaux inférieurs est officiellement l’œuvre de Thomas Heatherwick, architecte anglais appelé chaque fois qu’on cherche à donner un cachet instagrammable à un projet d’immobilier de luxe. On lui doit entre autres le Vessel, structure métallique évasée, sans objet véritable sinon celui de servir d’emblème aux Hudson Yards, ce quartier de Manhattan dont l’architecte espagnol Andrés Jaque a fait, dans une installation présentée en 2023 à la Biennale de Venise, l’emblème de la spéculation immobilière mondialisée.
A mi-chemin entre les montres molles de Dali et les œufs d’alien de Ridley Scott, son intervention tape-à-l’œil fait oublier ces tours que rien ne distingue fondamentalement des innombrables poussées de verre bleu qui uniformisent les paysages des villes partout dans le monde. Pour peu qu’on s’attarde sur leur apparence, toutefois, c’est encore aux Hudson Yards qu’on en vient à penser. Avec sa ligne légèrement rebondie, son volume scindé en quatre blocs agrégés comme des pétales, la Mori JP Tower, la plus haute des trois, qui culmine à 330 mètres, ce qui en fait aussi la plus haute du pays, rappelle nettement le gratte-ciel conçu par l’agence américaine Diller Scofidio + Renfro pour le quartier new-yorkais.
Associés au sein de l’agence américaine Pelli Clarke & Partners, Fred Clarke et Mitch Hirsch récusent toute influence américaine. Cette silhouette qui obstrue désormais la perspective de nombreuses rues de Tokyo leur a été inspirée, soutiennent-ils, par la forme convexe des toits (mukuri) de certains temples et constructions vernaculaires de la période Edo (1603-1868). De ce projet dont ils n’ont réalisé que la façade (en association avec le Japonais Jun Mitsui), ils mettent par ailleurs en avant la transparence exceptionnelle du verre qui donne l’impression, de l’intérieur, de « flotter dans le ciel » et valorise ces appartements réputés pour être aujourd’hui les plus chers de Tokyo – et qui se sont vendus, assurent-ils, comme des petits pains. L’argumentaire commercial des Hudson Yards revendiquait les mêmes éléments de langage.
Il vous reste 72.1% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Source : Le Monde.fr