La vie des idées. Des lanceurs d’alerte se nichent parfois là où on ne les attend pas : en poésie, par exemple. Au Japon, les haïkistes (auteurs de ces poèmes lapidaires en trois versets épinglant l’émotion d’un instant ou les infimes variations saisonnières) sont aujourd’hui les témoins de la perte accélérée de la diversité végétale et animale due au réchauffement climatique.
Leurs témoignages poétiques pourraient avoir un impact inattendu sur la prise de conscience d’une dégradation de l’environnement qui, dans l’Archipel comme ailleurs, prend des dimensions dramatiques telles que, en octobre, le typhon le plus dévastateur qu’a connu le Japon en soixante ans (70 morts, 25 000 hectares inondés et 15 milliards d’euros de dégâts).
Au Japon, la poésie, et le haïku en particulier, n’est pas réservée à une petite élite d’esthètes : des millions de Japonais composent des poèmes, et davantage encore en lisent. Une passion dont témoignent d’innombrables clubs de poésie et les demi-pages hebdomadaires consacrées par les grands quotidiens à la publication de choix de haïkus envoyés par des lecteurs et choisis par un comité de lecture.
Les poèmes publiés dans les journaux peuvent évoquer des problèmes sociaux (solitude, précarité), des catastrophes – comme celle de la centrale nucléaire de Fukushima, le 11 mars 2011 : « Fukushima/la lune d’hiver/sur une ville morte » – mais, de plus en plus, ils reflètent le saccage de l’environnement et la perte de la mesure du vivant dans un pays dont la culture célèbre pourtant la nature depuis la nuit des temps. Aussi, les haïkistes pourraient-ils avoir un rôle de lanceurs d’alerte, estime Alain Kervern, spécialiste du haïku, qui consacre à leur veille poétique un court essai Haïkus & changement climatique. Le regard des poètes japonais, (Georama, 152 pages, 12 euros).
Lanceurs d’alerte
La poétique du haïku ne repose pas sur une conception abstraite de la nature mais associe la vie des hommes à leur environnement et en particulier au cours des saisons. Elle reflète le sentiment de la fragilité de toute chose chez un peuple qui, victime de l’instabilité des éléments (séismes, tsunamis, éruption), a élevé l’impermanance au rang d’un esthétique. La poétique du haiku est emprunte de ce que le philosophe Marcel Conche qualifie de « supplément de naïveté par laquelle on revient au-delà même des évidences communes à une évidence première plus immédiate » (Présence de la Nature, PUF, 2016).
Source : Le Monde.fr