Pays modèle ou pays qui panique ? Face au coronavirus, le Japon semble présenter deux visages antagonistes. D’un côté, des chiffres bas – environ 15 000 cas et un peu plus de 500 morts –, une progression territoriale lente et un simple plan de confinement volontaire. De l’autre, le probable prolongement de l’état d’urgence jusqu’à fin mai, des médias locaux évoquant des hôpitaux engorgés et l’annonce de la refermeture d’écoles, relatée dans un message Facebook d’une branche départementale de la CGT-Educ’action partagé plus de 3 millions de fois.
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Où en est l’épidémie au Japon ?
Au 3 mai, le Japon dénombrait seulement 15 068 personnes contaminées et 531 morts. Surtout, le pays connaît une décrue depuis le pic, atteint le 12 avril. « La tendance du nombre de personnes contaminées par jour est assez clairement en baisse, même si elle est en dents de scie », observe Cécile Asanuma-Brice, chercheuse du CNRS en géographie-sociologie urbaine et chercheuse associée au centre de recherche sur le Japon de l’EHESS.
Néanmoins, nuance Bernard Thomann, directeur de l’Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise et auteur de La Naissance de l’Etat social japonais (2015, Presses de Sciences Po), la partie n’est pas gagnée. « La grande inquiétude, c’est la réaction de la population durant la Golden Week, une semaine de vacances début mai avec de nombreux départs, et la crainte d’une diffusion de l’épidémie dans des régions pour l’instant peu touchées. »
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Les chiffres japonais sont-ils fiables ?
Ceux-ci sont sujets à caution. Seulement 6 000 tests sont réalisés chaque jour, le gouvernement s’étant opposé jusqu’à présent à une politique de tests systématiques. Pour Cécile Asanuma-Brice, « les interrogations sur la véracité de ces chiffres représentent un débat réel ».
L’opinion publique suspecte le gouvernement d’avoir cherché à minimiser l’épidémie à ses débuts, dans l’espoir que les Jeux olympiques soient maintenus en juillet 2020. Ceux-ci ont finalement été reportés le 24 mars, annulation qui a coïncidé avec un bond des chiffres officiels. « De nombreuses rumeurs y ont vu la preuve que les statistiques étaient faussées », rapporte Bernard Thomann.
Autre angle mort : les décès à domicile. « Il y a fort à parier que de nombreuses personnes, notamment des personnes âgées, sont mortes chez elles, craignant de dire qu’elles étaient contaminées de peur d’être exclues de leur voisinage », estime Cécile Asanuma-Brice. Signe de la réalité de cette pression sociale, au début de la pandémie, le préfet de Fukushima avait enjoint à ses administrés de faire preuve de tolérance envers les malades du Covid-19.
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Le Japon a-t-il vraiment fermé ses écoles mi-avril, après les avoir rouvertes ?
Cette volte-face a surtout concerné Hokkaido, île du nord du pays. Sur l’ensemble du territoire, nombre de classes n’ont pas rouvert à la rentrée scolaire (début avril au Japon) et ont envoyé leurs cours par voie postale, précise Cécile Asanuma-Brice. Dans l’Archipel, ce sont les départements qui sont décisionnaires, d’où une application progressive et disparate de ses recommandations sur le territoire. Nombre d’établissements ont fermé leurs portes dès février, quand d’autres sont restés ouverts en mars.
L’autre particularité de cette fermeture d’écoles tient à son caractère politique. A défaut de pouvoir l’imposer, Shinzo Abe a appelé celle-ci de ses vœux le 27 février, alors que le pays comptait moins de 200 cas. Il s’agissait alors surtout de couper court aux accusations de laxisme contre le gouvernement. Mais, depuis, l’épidémie a accéléré sa progression et l’état d’urgence a été déclaré début avril. « Ce n’est pas à cause de la réouverture des écoles que le nombre des cas a explosé. Le gouvernement a joué de malchance », estime Bernard Thomann.
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Pourquoi les hôpitaux japonais sont-ils surchargés ?
Selon l’OCDE, le pays possède le ratio le plus élevé au monde de lits d’hôpitaux par habitant (12 pour 1 000 habitants, contre seulement 6 en France). Pourtant, malgré un faible nombre de cas, son système hospitalier est engorgé.
La faille tient au manque de médecins et au faible nombre de lits équipés d’appareils respiratoires, passé de 9 060 en 1998 à 1 869 aujourd’hui dans un contexte de coupes budgétaires, signalent dans un texte sur Libération Cécile Asanuma-Brice et Tristan Guillot, directeur de recherche du CNRS à l’université Côte d’Azur et l’université de Tokyo. Le nombre de lits en réanimation mobilisables est, lui, de seulement 7,3 pour 100 000 personnes, contre 11,6 en France.
Résultat : des hôpitaux saturés depuis la mi-avril, des patients refusés ou encore des opérations de patients atteints du cancer annulées. « Il y a une crainte que le système médical soit rapidement dépassé. Cela a amené le gouvernement à devoir transformer des hôtels en hôpitaux pour patients asymptomatiques », détaille Bernard Thomann. Comme ailleurs, la paupérisation de l’hôpital public fait actuellement l’objet de vifs débats.
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Pourquoi le Japon a-t-il mis en place un confinement « volontaire » et non obligatoire ?
Deux raisons à cela, estime Cécile Asanuma-Brice : « L’une relève du fait que le Japon doit éponger le coût du report des Jeux olympiques et qu’il lui était difficile d’envisager, en plus de cela, de mettre l’ensemble du pays économiquement à l’arrêt durant une période illimitée ; la seconde raison relève du fait que les départements ont, d’un point de vue législatif, une certaine indépendance. Aussi, le gouvernement ne peut légalement imposer la distanciation physique. »
Le Japon mise surtout sur l’esprit de collaboration et de civisme. Si de nombreuses petites et moyennes entreprises à la trésorerie limitée continuent de fonctionner de manière presque normale, les grandes firmes sont passées au télétravail. Les restaurants continuent d’ouvrir jusqu’à 20 heures, mais les pachinkos (sortes de bar à flippers et à machines à sous très populaires), qui ont longtemps fait de la résistance, ont fini par suivre les recommandations nationales sous la pression de leur gouverneur local.
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Pourquoi les mesures deviennent-elles plus strictes alors que le pic semble passé ?
Le passage à des mesures plus strictes au Japon n’est pas seulement fonction de la progression de l’épidémie. Il répond aussi à l’analyse de la situation en Europe et à la crainte d’une explosion subite et incontrôlable du nombre de cas. Certaines estimations tablent sur 400 000 morts si celle-ci se produisait au Japon.
« Les comités d’experts l’ont vu arriver en Europe et estiment qu’il faut baisser les interactions de 80 % pour l’empêcher, rapporte Bernard Thomann. Or, seulement 20 % des salariés sont en télétravail. Les experts observent que leurs objectifs ne sont pas remplis, donc ils considèrent que le risque d’explosion épidémiologique est toujours présent. »
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Pourquoi le Japon a-t-il été moins touché que les pays européens ?
Démographie âgée, mégalopoles surpeuplées, métro parmi les plus fréquentés au monde… Le Japon, a priori particulièrement vulnérable, semble, pour le moment, avoir évité le pire. « Le port du masque totalement ancré dans les mœurs, la distanciation physique culturelle et l’hygiène, énumère Cécile Asanuma-Brice, auront certainement permis au Japon de ne pas rater l’administration de la première phase de l’épidémie, qui est fondamentale. C’est elle qui permettra ou non la croissance mécaniquement exponentielle de l’épidémie qui s’en suit. »
Depuis les années 2000, les pays d’Asie ont, par ailleurs, été touchés par plusieurs épidémies comme le SRAS, la grippe aviaire, H1N1, etc., et ont dû s’adapter et s’équiper en fonction. « Partout, en hiver, il y a du gel hydroalcoolique. Beaucoup de gens portent des masques quand ils ont un rhume ou la grippe, explique Bernard Thomann. Quelqu’un qui renifle dans le métro sans porter de masque est vu comme n’étant pas aux normes de la civilisation japonaise. »
Dans les transports en commun, les rampes et le mobilier urbain sont régulièrement désinfectés. Bernard Thomann y voit une des manifestations de l’héritage historique de l’Etat-nation japonais, né au XIXe siècle au contact brutal des puissances commerciales occidentales et de leurs maladies nouvelles (choléra, peste, tuberculose…). « Dès le départ, rappelle le chercheur, le gouvernement a eu le sentiment que construire un Etat moderne, c’était construire non seulement une défense militaire mais également une défense contre les microbes venus de l’extérieur. »
Source : Le Monde.fr
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