« Ovale-Levant » Je me souviens qu’adolescent, les fins de Coupe du monde avaient un goût amer. Une fois la finale terminée et le vainqueur désigné, je passais par quelques jours de mélancolie. Le passage du trop-plein au vide ; envisager une nouvelle attente de quatre ans me semblait insurmontable.
Pourtant, cette compétition est bien faite, commençant par une frénésie de jeu et d’essais à chaque jour de la semaine avant de revenir vers nos usages, des matchs le week-end, une attente logique et habituelle. Avec une montée en puissance, un écrémage à la fois enivrant et triste, menant vers le match suprême de ce sport, quatre-vingts minutes pour la postérité.
J’étais encore joueur lors de la dernière Coupe du monde, en 2015 en Angleterre, et dans mon quotidien de début de saison, la mélancolie post-Mondial ne m’avait pas atteint.
Mais hier, en longeant la côte Pacifique à 320 km/h, j’eus la certitude qu’en revanche la semaine prochaine, pour mon retour en France, je la prendrai de plein fouet. Ces semaines japonaises ont filé comme un Shinkansen à pleine vitesse, le cœur en ébullition et les émotions en suspension électromagnétique.
Supporters joyeux ou fatigués, impatients ou désabusés, j’ai croisé à grande vitesse des représentants de toutes les nations.
Muni d’une carte illimitée Japan Rail Pass, j’ai sillonné Honshu, l’île principale de l’archipel nippon, profitant du réseau ferré le plus développé et le plus performant de la planète. Les organisateurs de la Coupe du monde, à l’image d’un staff technique, ont façonné le projet autour de leur atout majeur.
Comme les supporters, les équipes nationales engagées dans la compétition se sont déplacées ces dernières semaines en « bullet train ». Si son physique d’anguille de mer et sa tête de poulpe sont restés inchangée, les wagons habitués aux costards cravates des salary men se sont colorés. Supporters joyeux ou fatigués, impatients ou désabusés, j’y ai croisé à grande vitesse des représentants de toutes les nations, facilement identifiables aux couleurs de leurs équipes.
Une folle densité
On comprend vite le caractère rationnel et pratique des Japonais en les observant, la Coupe du monde est à leur image, un modèle de bon sens, respectueux de la tradition, en lien avec leurs héritages historiques et culturels. Le rail japonais est semblable au reste du pays, tentaculaire et abyssal, en constante innovation mais inscrit dans la continuité.
Ainsi, la moitié des villes hôtes ont été désignées le long de l’ancienne voie du Tokaido. Sur l’île centrale de l’Archipel, « la vieille voie de la mer de l’Est », reliant Kyoto à Tokyo. Sentier pavé du début de l’ère Edo (1604), devenu en 1872 le premier chemin de fer du pays. Le tracé se transforma en route puis en autoroute et enfin en 1964, la ligne la plus rapide du monde, le Shinkansen Tokaido.
Le Shinkansen est un révélateur de la société japonaise, un moyen de comprendre l’efficacité de son équipe de rugby.
A chaque voyage, l’étendue de l’urbanisation japonaise perturbe nos habitudes ferroviaires. Alors qu’en France, quelques minutes après le départ, on traverse de grandes plaines céréalières et de longues forêts, ici, on roule le long d’une folle densité, les villes s’enchaînent sans discontinuer. Même les cours d’eau sont contenus par des berges de béton. Sur les collines, les cimetières apportent de l’air, donnent une respiration aux horizons encombrés.
Mais le véritable spectacle est à l’intérieur du Shinkansen, les indices laissés par les voyageurs nous permettent d’entrevoir certaines facettes du pays. C’est un révélateur de la société japonaise, un moyen de comprendre l’efficacité de son équipe de rugby. Le respect du cadre et de la discipline, le dévouement des individus pour le bon fonctionnement du système. Les passagers attendent les trains en file indienne à l’ouverture des portes. A l’intérieur, le silence est troublant et les discussions se font à voie basse.
Lors de la dernière Coupe du monde, les vestiaires impeccables laissés par les Japonais après chaque match avaient attiré l’admiration des Anglais. Mais ici, dans les trains et sur les quais, la propreté est une évidence.
On assiste aussi au talent le plus impressionnant des Japonais, cette capacité de s’endormir en quelques secondes dans n’importe quelle position. Je ne peux m’empêcher de l’associer à la sérénité des Brave Blossoms, cette aptitude à retrouver du calme dans les matchs à enjeu, sous la pression de l’attente nationale et les yeux du rugby mondial.
Des couleurs sérieuses
Le Shinkansen est le réseau artériel du Japon, lui permettant la mobilité nécessaire à son imperturbable fonctionnement. Le typhon Hagibis a conduit à l’annulation de matchs mais de peu de trains. Dans quelques jours et jusqu’à l’arrivée des Jeux olympiques, les voitures retrouveront leurs couleurs sérieuses, bariolées ponctuellement par les touristes noyés dans les flux ferroviaires.
Je retrouverai le RER dans quelques jours, les yeux fatigués et le cœur lourd. Je repenserai alors à mes trajets à grande vitesse, aux vues sur les montagnes embrumées et le Pacifique. J’imaginerai les couleurs de l’automne sur les collines, les érables rougeoyants et les ginkgos magnifiques. A 10 000 km de moi, les Japonais partageront ma mélancolie. L’élimination de leur équipe nationale et la fin imminente de leur Coupe du monde les plongent jour après jour dans une émotion douce mais triste. Celle d’avoir rêvé si fort, que tout soit passé si vite.
Aristide Barraud
Aristide Barraud, 30 ans, est un ancien joueur de rugby professionnel. Ex-international chez les moins de 20 ans, il a notamment évolué dans le Top 14 avec le Stade français avant de s’exiler dans le championnat italien.
Source : Le Monde.fr