Chronique. Cent mille morts du Covid-19 en France, un million en Europe, trois millions dans le monde… Au deuil des familles s’ajoute ce que les économistes appellent, avec une distanciation suspectée de cynisme calculateur, la « perte de capital humain ». Toute perte de vie humaine implique en effet une perte de force de travail, de compétence professionnelle, de créativité potentielle – et donc de facteurs de production et d’enrichissement économique.
Le spécialiste du marché de travail japonais Ryo Kambayashi, professeur à l’Institut de recherches économiques de l’université Hitotsubashi (Tokyo), et Kentaro Asai, doctorant à l’Ecole d’économie de Paris, ont eu l’idée de croiser les données sur la reconstruction et le développement économique de chacune des « préfectures » (départements) japonaises après la seconde guerre mondiale avec les données sur les pertes militaires subies par chacun de ces départements, mesurées par l’évolution du ratio entre hommes et femmes (« Consequence of Hometown Regiment », présentation au séminaire d’histoire économique de l’Ecole d’économie de Paris, 31 mars, non publié).
2 millions de soldats morts sur 7 millions mobilisés
En effet, comme la France et la Grande-Bretagne au début de la première guerre mondiale, le Japon recrutait ses unités militaires sur une base géographique : tous les hommes d’une même communauté (village, ville, quartier) se retrouvaient dans le même régiment. Par conséquent, si celui-ci se trouvait envoyé en première ligne et anéanti, c’était toute la population masculine âgée de 18 à – plus ou moins – 35 ans d’une même communauté qui disparaissait. Pour éviter cette catastrophe des « pals regiments » (régiments de copains), les armées alliées de la première guerre mondiale firent bientôt « tourner » les unités sur le front et leurs zones de recrutement à l’arrière, mais ce ne fut pas le cas de l’armée nippone pendant la seconde guerre mondiale, qui perdit 2 millions de soldats sur 7 millions mobilisés, soit 2 % de la population totale et… 12 % des hommes en âge de travailler.
Les pertes étaient donc très inégalement réparties : si les régiments en garnison sur les îles du Pacifique, qui furent les cibles des batailles d’anéantissement lancées par les Américains, ou bien en Mandchourie, face à l’offensive soviétique d’août 1945, disparurent presque entièrement, ceux qui étaient sur les atolls contournés et isolés par la stratégie américaine de « saute-mouton » ou qui combattaient en Chine furent partiellement épargnés. Ce qui met à mal le mythe, largement partagé au Japon, de l’égalité de la nation face aux désastres de la guerre…
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Source : Le Monde.fr
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