Diplômé en droit au japon, Daisuke Kosugi est devenu artiste et norvégien. Une fuite loin des carcans domestiques de son archipel natal qu’il explore dans la vidéo « Une fausse pesanteur », exposée au Jeu de paume, à Paris.
A voir le vidéaste Daisuke Kosugi, savamment looké avec trois fois rien – un foulard en soie vintage chiné à deux euros, un haut de pyjama négligemment associé à un pull côtelé –, on peine à imaginer l’éducation stricte qui l’a façonné. Du Japon, où il est né en 1984, l’artiste, qui expose jusqu’au 19 janvier au Jeu de paume, à Paris, a conservé le sens de l’exactitude. De la Norvège, dont il a pris la citoyenneté voilà cinq ans, lui vient son aisance à expliciter sa pensée. « Je suis un livre ouvert », sourit le jeune homme, qui a su dépasser son héritage dans une œuvre filmique traversée par des questions de servitude et d’affranchissement.
Dans Une fausse pesanteur, la vidéo de quarante-huit minutes qu’il projette au Jeu de paume, l’artiste recompose le quotidien de son père, ancien architecte-ingénieur dont le rôle est endossé par un fabuleux danseur de butô. Une lente routine, rythmée par des gestes précis, répétitifs, de plus en plus contraints au fur et à mesure que la maladie dégénérative diagnostiquée voilà deux ans affecte ses mouvements en paralysant ses membres d’athlète sculptés par des heures de musculation et de discipline spartiate. Ce corps débilité échappe peu à peu à tout contrôle, et l’environnement domestique, supposé cocon protecteur, se mue en prison.
« Au Japon, les gens vivent pour travailler, alors qu’en Norvège ils travaillent pour vivre. » Daisuke Kosugi
Dans la vraie vie, ce pater familias attendait de Daisuke qu’il devienne médecin, architecte ou avocat. Lui ne peut se résoudre à passer sa vie dans une même entreprise. Le fils obéit certes au père en s’inscrivant à la faculté de droit. Moins pour se plier à l’oukase paternel que pour comprendre, de manière intime, pourquoi les hommes obéissent aux lois. Le jour, il bûche sur les bancs de l’université. Une fois son diplôme en poche, il trime seize heures par jour dans une compagnie d’assurances sous la férule d’un supérieur sociopathe. Le soir, en revanche, le guitariste court les pistes de danse underground. La musique l’aide à supporter le stress ambiant et lui évite le karôshi, le suicide par excès de travail qui fait des ravages au Japon.
Passionné d’électro islandaise, Daisuke Kosugi sympathise avec de jeunes Scandinaves dont le mode de vie, à l’opposé du sien, le séduit. « Au Japon, les gens vivent pour travailler, alors qu’en Norvège ils travaillent pour vivre », résume-t-il. Quoique respectueux de ce père incapable de communiquer, le jeune homme cherche confusément une autre manière de l’aimer. Après avoir changé d’hémisphère, il change de nationalité en 2014, et plus encore, de métier. Vivre, tel est l’objectif qu’il se donne en arrivant à Oslo pour l’amour d’une belle Norvégienne. Il a alors 24 ans. L’âge, pour un Japonais moyen, de se cramer au bureau, d’épargner et de se préparer au mariage. En Norvège, en revanche, on peut prendre le temps de se chercher.
Tiraillement entre système et liberté individuelle
Daisuke aime tout : la mode, l’architecture, la musique. L’art contemporain lui semble ésotérique, comme l’était le droit au Japon. Aussi décide-t-il de l’étudier, s’intéressant aussi bien à la peinture qu’à la performance. Diplômé en 2014 de l’Académie des beaux-arts d’Oslo, il participe en 2016 à la prestigieuse Biennale de Gwangju avant d’être pris en résidence l’année suivante au centre d’art Wiels, à Bruxelles. Tout naturellement, le tiraillement entre système et liberté individuelle s’inscrit au cœur de son tout premier film, The Lost Dreams of Naoki Hayakawa, diffusé en 2016 à Gwangju. Daisuke Kosugi y interprète le rôle d’un directeur artistique dont les rêves sont essorés par l’agence publicitaire qui l’emploie.
De même reconnaît-on en filigrane sa propre rébellion dans le portrait qu’il dresse deux ans plus tard de son oncle Yuji, un vieux hippie qui, à la fin des années 1970, avait quitté Tokyo pour jouer de la salsa à Harlem. Volontairement longs, ses films se dégustent et se dévoilent lentement, à la manière de ceux de Yasujiro Ozu ou de Chantal Akerman, ses références assumées. Il faut patienter quatre minutes devant un écran noir, avec une musique sirupeuse, avant d’entrer dans le vif de Meeting Uncle Yuji. Le premier quart d’heure d’Une fausse pesanteur peut aussi sembler fastidieux. Mais ce rythme permet de se mettre peu à peu en empathie avec la figure paternelle, notamment lors des interminables huit minutes qu’il met à s’habiller.
Extraits de vidéos de Daisuke Kosugi
« La difficulté qu’il ressent à se changer pourrait se résumer en une phrase, confie l’artiste, mais ça ne dit rien de la douleur de l’expérience, difficile à verbaliser. » Daisuke Kosugi est trop fin pour se résoudre aux vieilles recettes cinématographiques – un visage en gros plan, une musique lyrique – afin de susciter l’émotion. « Je ne veux pas dicter aux gens ce qu’ils doivent ressentir », dit-il. Et d’ajouter : « La première étape pour l’empathie, c’est de prêter attention. » Un sens du détail, hérité du Japon, dont il a fait une profession de foi.
Daisuke Kosugi, Une fausse pesanteur, jusqu’au 19 janvier, Jeu de paume, 1, place de la Concorde, Paris 8e.
Le site de Daisuke Kosugi.
Source : Le Monde.fr