David Van Reybrouk est essayiste, historien et romancier belge. Il est notamment l’auteur de Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne, qui vient de paraître aux éditions Actes Sud (628 pages, 29 euros).
Le sous-titre de votre livre – « L’Indonésie et la naissance du monde moderne » – est audacieux : en quoi le mouvement d’indépendance de cet immense archipel, ancienne colonie néerlandaise, actuellement quatrième nation la plus peuplée et plus grand pays musulman de la planète, a-t-il préfiguré le monde d’aujourd’hui ?
L’Indonésie a été le premier pays colonisé à déclarer son indépendance et la proclamasi du [leader indépendantiste Sukarno, le 17 août 1945] constitue une sorte de modèle, une formule qui, par la suite, a été copiée au cours d’autres expériences de décolonisation. Ce « modèle » indonésien va d’ailleurs permettre à Sukarno d’organiser, en 1955, la conférence de Bandung [réunissant, dans la ville du même nom, vingt-neuf pays asiatiques et africains nouvellement indépendants ; un événement qui marqua l’entrée du « tiers-monde » sur la scène internationale]. Cette conférence va avoir un impact très important en Afrique et en Asie.
Après la seconde guerre mondiale, les puissances coloniales avaient le choix entre plusieurs manières de décoloniser : elles pouvaient le faire de façon graduelle, en assurant une transition partielle du pouvoir, ou alors en accordant l’indépendance sur une partie seulement d’un territoire. Tous ces scénarios ont été rejetés par les Indonésiens. Pour eux, il fallait que le processus soit rapide, que tout le pouvoir leur soit donné et que le pays tout entier devienne indépendant. Ce qui les distingue aussi, c’est que la liberté du pays a été acquise au plan politique, mais pas au plan économique : en 1949, lors de la conférence de la Table ronde de La Haye, les Néerlandais ont octroyé l’indépendance à l’Indonésie, tout en gardant une mainmise sur son économie. Ce schéma a été reproduit, plus tard, au Congo par les Belges…
Il existe des similitudes entre la lutte pour l’indépendance de l’Indonésie et celle d’autres pays d’Asie, à l’époque également engagés contre des empires coloniaux qui les maintenaient sous leur coupe. Mais comment expliquer que les Indonésiens ont été les premiers à s’autoproclamer indépendants ?
Je pense que les Indonésiens ont bénéficié d’une configuration particulière : trois siècles et demi de présence néerlandaise [de 1605 à 1942], suivis de trois ans et demi d’occupation japonaise [à partir de mars 1942], période durant laquelle plus de 100 000 Néerlandais ont été incarcérés. La couche supérieure coloniale – ce que j’appelle dans mon livre le « pont supérieur du navire » – s’est ainsi retrouvée enfermée dans des camps. A cela s’ajoute ensuite la chute brutale du Japon, après les bombes atomiques [sur Hiroshima et Nagasaki, respectivement le 6 et le 9 août 1945]. La guerre mondiale s’est terminée plus tôt que prévu en Asie, alors qu’en Europe elle s’est terminée plus tard que prévu. Ainsi, les Pays-Bas pensaient être libérés en septembre 1944, mais ils ne l’ont été qu’en mai 1945. Les Néerlandais n’ont donc pas eu le temps matériel de former une armée [susceptible d’empêcher une prise de contrôle par les indépendantistes indonésiens].
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Source : Le Monde.fr