Assis sur le bord du quai du petit port d’Aharen, à Tokashiki, île de l’archipel de Kerama, au large de Naha, un pêcheur âgé croque une pomme face à la mer. « Américain ? », demande-t-il en levant les yeux. « Français. Et vous, vous êtes japonais ? » « Non, moi je suis okinawaïen. » Le bref échange est révélateur du fort sentiment identitaire qui anime les habitants de cet archipel subtropical, autrefois le royaume de Ryukyu.
Prospère escale des marchands sillonnant la mer de Chine du Sud du XIVe au XIXe siècles, le petit royaume, dont la culture est le fruit des influences chinoise et nippone, fut annexé par le Japon en 1879. Son destin prit alors un tour tragique. La mainmise du Japon se traduisit par l’obligation pour des Okinawaïens de renoncer à leur culture métissée afin de devenir de loyaux sujets de l’empereur.
« Le sentiment identitaire d’Okinawa est ancré dans notre histoire », estime Tomohiro Nagamoto, ancien rédacteur en chef de l’Okinawa Times qui, avec d’autres chercheurs, réunit lettres et journaux intimes des jeunes, filles et garçons, pris dans « le typhon d’acier » de la bataille d’Okinawa (avril-juin 1945). Nombre d’habitants de l’île furent sacrifiés lors du débarquement américain. Aux morts au combat s’ajoutèrent les suicides collectifs : dans le nord de Tokashiki, en un lieu perdu dans une végétation luxuriante, 330 hommes, femmes et enfants se donnèrent la mort sur ordre de l’armée impériale pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi. Ailleurs, d’autres se précipitèrent des falaises ou furent massacrés dans les grottes où ils se cachaient. Selon Gavan McCormack et Satoko Oka Norimatsu, auteurs de Resistant Islands. Okinawa Confronts Japan and the United States (Rowman & Littlefield, 2018, non traduit), les deux commandants japonais lors de la bataille d’Okinawa étaient déjà impliqués dans le massacre de Nankin durant la guerre sino-japonaise, en 1937.
« Jour de honte »
Après la seconde guerre mondiale, en vertu du traité de San Francisco (signé le 8 septembre 1951), le Japon recouvrit sa souveraineté, mais laissa Okinawa sous administration américaine. « Nous nous sommes sentis trahis par le Japon, et à partir de ce “jour de honte” pour les Okinawaïens, les chemins entre l’île et le Japon ont bifurqué », assure M. Nagamoto.
Ce n’est que depuis la fin des années 1980 que les documents sur les tragédies de la guerre ont commencé à émerger. « Pendant des décennies, les survivants ont préféré se murer dans le silence, poursuit M. Nagamoto. Il nous faut reconstruire ce qu’ont vécu les jeunes pendant ces mois dramatiques. Les nouvelles générations ne sont pas intéressées par la guerre, considérée comme un passé lointain, mais elles sont sensibles aux souffrances qu’elle inflige et c’est sur ces thèmes qu’il faut insister pour les mobiliser afin de défendre la paix. »
Il vous reste 51.06% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Source : Le Monde.fr
Leave a Comment