Au-dessus de la rizière où coassent les grenouilles, une poignée de lucioles illuminent la nuit d’un trait rouge vif. Les faisceaux de quatre lampes torches éclairent l’eau du ruisseau, gonflée par la pluie des derniers jours. Une voix éclate : « J’en ai une ! » Les maraudeurs se regroupent en pataugeant à grandes enjambées. Quelques instants plus tard, Sumio Okada tire de son éprouvette non pas une, mais trois salamandres géantes à la tête plate, à la peau marron couverte d’un mucus visqueux et aux pattes très petites par rapport au reste du corps. « Je vais vous montrer quelque chose que je n’ai jamais montré à personne d’autre que ma famille et quelques scientifiques », annonce M. Okada. Après avoir identifié les salamandres grâce à la puce insérée sous leur peau, il utilise une pompe à eau afin de les faire régurgiter et de collecter le contenu de leur estomac. Un moyen, pour lui, de mieux connaître leur alimentation.
Ce chercheur âgé d’une quarantaine d’années est l’un des meilleurs spécialistes de l’animal. Les habitants de la préfecture de Tottori, dans l’ouest du Japon, l’appellent volontiers « Okada sensei » (« professeur Okada »). Il faut le voir en action, éclairé par sa lampe frontale, consignant avec minutie ses observations dans un carnet corné par l’humidité. Savoir ce qu’ont mangé les salamandres lui permet d’évaluer la qualité de leur milieu de vie. Et comme lors de chaque expédition, son constat est amer : la nourriture se fait rare dans les parages, et c’est une menace de plus sur cet amphibien que l’Union internationale pour la conservation de la nature a placé en 2022 sur la liste des espèces « vulnérables ». « Chaque fois que je viens ici, j’ai une boule au ventre, confie à voix basse M. Okada. A cause des travaux de construction d’une route à côté de la rivière, les salamandres n’arrivent plus à se reproduire. Ce lieu était l’une de leurs dernières réserves, et il est en péril à son tour… » Au fond, c’est la disparition d’un monde qu’il documente jour après jour dans son carnet : celui du Japon rural et de ses rivières, de ses maisons aux charpentes lourdes et de leurs rizières.
Malgré tout, il poursuit ses investigations, glissant les trois amphibiens dans un tuyau aux allures de gouttière afin de les mesurer. Toutes trois sont de taille moyenne – 80 centimètres pour la plus grande. Bien loin, donc, du spécimen sauvage le plus volumineux jamais observé : 1,36 mètre, 26 kilos. Autre particularité de cette salamandre géante : sa longévité. Elle pourrait vivre jusqu’à une centaine d’années du fait de sa faible activité et de sa capacité métabolique à se régénérer. C’est d’ailleurs une des explications de son nom local, hanzake (« han » pour « moitié », « zake » pour « déchiré ») : « Cela se réfère soit à son immense bouche, qui s’ouvre d’un côté à l’autre de sa tête arrondie, soit au fait que, selon certaines légendes, une salamandre même coupée en deux est capable de se reconstituer », détaille Juliette Ako Sato, une Franco-Japonaise qui a fondé une association de protection de cet amphibien et accompagne le professeur dans ses recherches.
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Source : Le Monde.fr