LETTRE DE TOKYO
Saisie d’un appétit insatiable à vivre avec son temps, Tokyo a fait preuve au cours de son histoire moderne d’une très grande capacité d’adaptation. Mais la capitale japonaise a ainsi dévoré son passé, tendant à devenir aujourd’hui une de ces mégalopoles d’Asie qui désespérément se ressemblent les unes aux autres. Nombre de Tokyoïtes en sont conscients.
Un projet de réaménagement du complexe Jingu Gaien suscite une levée de boucliers. S’il est maintenu, il endommagera la Meiji Jingu Gaien Avenue, une voie de quelque 300 mètres bordée de chaque côté d’une double rangée de ginkgos centenaires, et entraînera l’abattage d’un millier d’arbres des jardins extérieurs du sanctuaire Meiji. L’idée est de transformer les alentours du stade national construit pour les Jeux olympiques de 2020 en remplaçant plusieurs enceintes sportives comme le stade de rugby Chichibunomiya par des structures plus modernes surmontées de centres commerciaux et d’immeubles de grande taille. Les promoteurs ont promis qu’ils planteraient de nouveaux arbres une fois les travaux terminés.
A la mi-novembre, le feuillage des ginkgos dressé vers le bleu soutenu d’un ciel automnal forme un tunnel doré offrant un spectacle de toute beauté qui ravit les dizaines de milliers de promeneurs. Le ginkgo, appelé en japonais icho, est le symbole de Tokyo et est synonyme de sérénité et de force de vie. Occupant une place de choix dans les cultures de l’Extrême-Orient, il fait partie intégrante du paysage japonais.
« Oasis bientôt transformée en jungle de béton »
Une pétition signée par quelque 240 000 Tokyoïtes demande l’annulation de ce projet. On compte parmi les opposants des célébrités. L’écrivain Haruki Murakami condamne le réaménagement. Le populaire groupe de rock Southern All Stars évoque dans une de ses récentes chansons une « oasis de paix bientôt transformée en une jungle de béton ». Peu avant sa mort en mars, le compositeur Ryuichi Sakamoto (1952-2023) appelait la gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike, à « ne pas sacrifier de précieux arbres, que nos ancêtres ont protégés pendant un siècle, pour des profits économiques ».
Le Conseil international pour les monuments et les sites (Icomos), association pour la protection du patrimoine culturel mondial, et organe consultatif de l’Unesco, a également lancé une alerte. « Jingu Gaien fait partie du patrimoine naturel de Tokyo depuis le XVIIe siècle, estime Mikiko Ishikawa, directrice d’Icomos Japan. Le projet entraînera la destruction de ce grandiose alignement de ginkgos réalisé grâce aux donations et au travail bénévole de citoyens de Tokyo en l’honneur de l’empereur Meiji [1867-1912], en échange de la promesse des autorités de protéger ces arbres pour l’éternité. C’est un “parc du peuple” sans équivalent dans l’histoire mondiale. » Alors que « le changement climatique démontre l’importance du patrimoine naturel en ville », souligne Icomos dans un message au premier ministre Fumio Kishida, l’idée « doit être abandonnée ».
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Source : Le Monde.fr
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