Analyse. L’obstination du premier ministre japonais, Shinzo Abe, à bercer l’opinion locale et internationale de l’illusion que les Jeux olympiques auraient lieu fin juillet à Tokyo a de quoi surprendre, alors qu’il était clair depuis des semaines qu’en raison de la pandémie, cette confiance affichée relevait du déni de réalité. La décision de reporter les Jeux d’un an, annoncée mercredi 24 mars, a mis fin à ce faux-semblant.
Les colossaux enjeux financiers des JO – et les pertes entraînées par leur report – sont assurément une des raisons du refus de M. Abe de se rendre à l’évidence jusqu’à ce que le Comité international olympique lui force la main. En arrière-plan a joué un autre facteur : l’échafaudage symbolique du culte des Olympiades par le Japon. « Le voisinage du stade national et du sanctuaire Meiji [dédié à l’empereur au nom duquel fut menée la modernisation dans la seconde partie du XIXe siècle et symbole du nationalisme] en dit long sur l’imbrication historique du religieux, du politique et du sport », estime le philosophe Satoshi Ukai, traducteur de Jacques Derrida et de Jean Genet.
Comme tous les pays accueillant les JO, le Japon aspire à exalter le narcissisme national par un spectacle à diffusion mondiale. Mais, dans son cas, les Olympiades ont une signification particulière : elles ont scandé son ambition de reconnaissance internationale afin de surmonter les blessures de l’orgueil national infligées par un Occident avec lequel il entretenait une relation ambivalente, entre fascination subie et volonté d’indépendance. Les cinq anneaux olympiques représentent certes les cinq continents, mais longtemps le « monde » a été réduit aux Etats coloniaux occidentaux se posant comme détenteurs de l’universel. Un club des puissants dont le Japon a, peu à peu, franchi la porte.
« Descendants de l’esprit d’Olympie »
Avec l’Empire ottoman, il fut le premier pays non occidental à s’être intéressé à l’olympisme. Il n’envoya que trois athlètes aux JO de Stockholm, en 1912, d’où il ne rapporta aucune médaille. Mais il confirmait par cette présence son entrée sur la scène mondiale : en 1904, il avait écrasé l’escadre russe à Port-Arthur. Une victoire sur une nation « blanche » qui faisait de l’Archipel une puissance avec laquelle l’Occident devait désormais compter.
Aux JO d’Anvers, en 1920, où le Japon remporta ses premières médailles, le pays fut d’autant mieux accueilli qu’il avait participé, aux côtés des membres de l’Entente, à la première guerre mondiale et qu’il vivait une période de libéralisation politique : la « démocratie de Taisho » (1912-1926). Une seconde occidentalisation-modernisation commençait, non plus sous la houlette autoritaire de l’Etat, mais en réponse à de nouvelles demandes sociales. Le Japon n’était plus « intimidé » par l’Occident, et sa modernité n’était plus mimétique, mais en phase avec celle des sociétés industrialisées de l’époque.
Source : Le Monde.fr