LETTRE DE TOKYO
Au fil de petites rues des quartiers populaires de Tokyo, le promeneur tombe inopinément sur une maison, un atelier ou une échoppe en déshérence. Le nombre de ces bâtiments abandonnés augmente régulièrement. Et ce n’est pas propre à Tokyo : de 8,4 millions à travers l’Archipel en 2018 (soit 14 % du total du bâti résidentiel), il pourrait doubler au cours des deux prochaines décennies, selon une estimation de l’Institut de recherches Nomura. « Ces chiffres sont à manier avec prudence car ils englobent aussi des résidences secondaires inoccupées », souligne Cécile Asanuma-Brice, sociologue et urbaniste au CNRS, autrice d’Un siècle de banlieue japonaise (MetisPresse, 2019).
Ces structures brinquebalantes, au béton fendillé et aux vitres brisées, ouvertes à tous les vents – sans pour autant être pillées, vandalisées ou squattées –, n’en sont pas moins inattendues à Tokyo, présentée comme la mégalopole du futur, avec de constants programmes de démolition-construction, une verticalisation vertigineuse et un prix du foncier parmi les plus élevés du monde.
Les habitations, ateliers ou échoppes en déshérence sont certes un des avatars du déclin démographique (fin 2020, près de 30 % des Japonais avaient plus de 65 ans et 11,6 % moins de 14 ans). Mais d’autres facteurs interviennent : la mort du propriétaire suivie du refus des héritiers de faire détruire la maison car les charges foncières sont plus faibles sur un terrain bâti que vacant ; le coût d’une démolition parfois plus élevé que le prix du terrain ; des conflits non réglés d’une succession qui gèlent pour des années le sort du logement…
Parfois aussi, ces bâtisses sont enclavées et donnent sur des venelles qui ne répondent plus aux réglementations permettant l’accès aux pompiers, et elles restent là, en attente d’un remembrement. « Ces logements sont peu attrayants et inadaptés à la demande. Economiquement et psychologiquement, les laisser se délabrer est la solution la plus simple pour les propriétaires », estime Junko Abe-Kudo, maîtresse de conférences à l’Université Sugiyama Jogakuen (Nagoya). « Alors que Paris manque de logements, à Tokyo et dans sa périphérie, il y en a trop », poursuit-elle.
« Explorateurs de la déshérence »
En dehors de quelques zones historiques protégées, l’industrie du bâtiment est laissée libre de détruire la majeure partie du patrimoine urbain pour se lancer dans l’édification de grands ensembles, parfois synonymes de mal-être pour leurs habitants. « La construction de barres d’immeuble annihile l’une des richesses du vivre-ensemble des villes japonaises », estime Cécile Asanuma-Brice.
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Source : Le Monde.fr