Quelque peu déboussolé par l’enchaînement des crises depuis 2008, le Japon redécouvre un classique, un bréviaire pour une éthique des affaires. Rongo to Soroban (« les analectes de Confucius et le boulier », non traduit) a été écrit par un industriel, banquier et philanthrope que certains qualifient de « père du capitalisme japonais », Eiichi Shibusawa (1840-1931). Paru en 1916, il fait l’objet, cent cinq ans plus tard, de plusieurs rééditions analysées et commentées, dont celle de la branche édition de la chaîne publique NHK, publiée en avril.
Dans cet ouvrage aux allures de « sermon d’un homme qui a réussi », selon l’expression de la critique littéraire Minako Saito, Eiichi Shibusawa juge « erroné de penser que gagner de l’argent est moralement mauvais. Mais comme ce succès est dû à la société, il faut savoir le lui rendre en promouvant le bien-être social ». « Cet ouvrage expose l’hypocrisie du capitalisme et résonne avec la situation de crise actuelle », estime Koichi Nakano, politologue à l’Université Sophia, à Tokyo.
Né dans l’actuel département de Saitama, au nord de la capitale, au sein d’une famille de producteurs d’indigo, Eiichi Shibusawa s’intéresse aux affaires dès sa jeunesse. Il découvre l’Europe et l’Exposition universelle de Paris en 1867. Ses échanges l’amènent à se frotter aux idées du temps, comme le saint-simonisme. De retour au Japon au début de l’ère Meiji (1868-1912), période de modernisation accélérée de l’Archipel, il crée la première société par actions du pays puis en dirige la première banque moderne, la Daiichi Kokuritsu Ginko. Il investit dans plusieurs centaines d’entreprises naissantes.
Philanthrope, Eiichi Shibusawa crée la chambre de commerce du Japon, ouvre des hôpitaux et des établissements scolaires. En 1924, il fonde avec l’écrivain Paul Claudel (1868-1955), alors ambassadeur de France au Japon, la Maison franco-japonaise, toujours en activité aujourd’hui.
Classiques chinois
Eiichi Shibusawa écrit aussi beaucoup. « Son éthique des affaires n’est pas calquée sur celle de l’Occident, mais elle ne la critique pas pour autant », explique Patrick Fridenson, historien et spécialiste de l’industriel. Il s’inspire des classiques chinois, notamment des œuvres de Confucius (551 av. J.-C.-479 av. J.-C.), qu’il a étudiées dans sa jeunesse auprès de l’érudit Kaiho Gyoson (1798-1866).
L’engouement actuel pour ce livre est lié à un retour dans la lumière de son auteur, orchestré début 2019 par l’ancien premier ministre Shinzo Abe (2012-2020). Ce dernier a en effet choisi de faire figurer Eiichi Shibusawa sur les futurs billets de 10 000 yens, les plus gros. A la suite de cette annonce, le musée qui lui est consacré à Tokyo a connu un boom de fréquentation et la NHK a décidé de lui consacrer l’édition 2021 de son populaire feuilleton annuel Taiga Drama. Patrick Fridenson explique les ressorts d’une telle popularité : « Shibusawa offre des images de réussite, d’ouverture au monde et en particulier à la Chine, et d’une certaine défiance envers l’Etat. Il reste associé à un Japon pacifique et international. »
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Source : Le Monde.fr