Livre. Le sociologue Mita Munesuke (1937-2022) s’est distingué des approches plus conventionnelles de sa discipline en s’efforçant de remonter la trame des faits existentiels au-delà des données statistiques et en « refusant de se laisser enfermer dans des cadres disciplinaires ». Les deux textes réunis dans cette première traduction en français de l’une des plus éminentes figures des sciences humaines au Japon sont des classiques de la sociologie contemporaine dans l’archipel.
Dans L’Enfer du regard, l’auteur se penche sur un fait divers : une série de meurtres commis en 1968 par un adolescent de 19 ans, Nagayama Norio. Né en 1949 dans une famille pauvre de l’extrême nord du Japon, mineur au moment des faits, il n’avait d’autre mobile que la rage au cœur qu’il portait en lui depuis l’enfance, que sa vie, en migrant des campagnes, n’a fait que révéler. Arrêté et condamné à mort, il sera exécuté en 1997.
Au-delà de ce qui semble relever de troubles psychologiques individuels, le sociologue révèle un pan de la dynamique – et des fractures – de la société du Japon des années 1960 – c’est-à-dire de la « Haute croissance » économique initiée par la politique du doublement du produit intérieur brut en dix ans. Dans le second texte, Les Chants de la nouvelle nostalgie, qui complète en quelque sorte le premier opus, il évoque à travers les chansons populaires des années 1960 et 1970 le déracinement des communautés villageoises entraîné par cette croissance effrénée.
Doublement exclu
A la lecture des écrits de prison de Nagayama Norio (journal, romans, poésie), Mita Munesuke reconstruit les méandres du cheminement intime qui mènera au crime cet adolescent aux prises avec la société moderne. A 18 ans, il part pour Tokyo, dans le cadre des recrutements collectifs de jeunes travailleurs visant à pallier le manque d’effectifs en zone urbaine. Il exerce dans un café et donne le maximum de lui-même. Pour lui, la ville concrétise un rêve de libération personnelle. Puis il découvre le regard stigmatisant de celle-ci.
Six mois plus tard, il quitte son travail sans même prendre ses affaires et devient un de ces « chômeurs existentiels » qui passent d’un petit boulot à un autre. Doublement exclu (du milieu rural et de la ville), il sombre dans la solitude : « Le gosse de riches, désinvolte, porte un blouson léger mais lui, en cravate et veston, il pue la misère », écrit Mita Munesuke. « L’enfer du regard révèle ici la structure existentielle des classes sociales », explique l’un des disciples de Mita, Osawa Masachi, dans un commentaire qui accompagne la traduction.
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Source : Le Monde.fr