« Les barbares sont à la porte des entreprises japonaises et menacent son modèle si particulier »

Pertes et profits. Le 26 mars 2021, il s’est produit un événement extraordinaire au Japon : les cerisiers se sont soudain couverts de fleurs, deux semaines avant la date habituelle. Une telle précocité n’avait jamais été observée dans l’histoire millénaire des jardins de Kyoto. Le changement climatique s’invite dans les rites les plus populaires du pays. Un autre bouleversement historique est en marche, celui du capitalisme nippon.

Le 7 avril, le fonds d’investissement luxembourgeois Cinven, associé à son homologue américain KKR, a dévoilé une offre formelle de rachat de la totalité du groupe d’électronique et d’énergie Toshiba, pour 20 milliards de dollars (16,8 milliards d’euros). Le lendemain, c’est le fonds américain Bain Capital qui confirmait son intention d’acquérir Hitachi Metals, la filiale métallurgique de l’un des plus grands conglomérats du pays.

Scandales comptables

Ces deux nouvelles ne sont pas totalement une surprise. Toshiba peine à se relever de scandales comptables qui ont failli le faire disparaître et Hitachi avait annoncé son intention de se désengager de son activité mécanique pour réinvestir dans l’électronique et l’informatique.

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Mais l’identité des acheteurs, des fonds d’investissement anglo-saxons, est significative d’une évolution majeure du capitalisme japonais depuis une dizaine d’années. Tout comme la floraison des cerisiers avance inexorablement dans le calendrier, la montée en puissance des actionnaires extérieurs se fait de plus en plus prégnante dans la gouvernance des entreprises du pays.

Pour redonner du dynamisme à un secteur privé sclérosé, le premier ministre Shinzo Abe a, entre 2012 et 2020, forcé les entreprises à s’ouvrir afin qu’elles soient poussées par les actionnaires à améliorer leurs performances

Au point de voir débarquer des prédateurs que l’on connaît bien aux Etats-Unis et en Europe. Ils s’appellent KKR, Carlyle, Blackstone, Apollo, Cinven, CVC. Un livre célèbre, de 1989, les avait qualifiés de barbares (Barbarians at the Gate, HarperBusiness). Ces spécialistes du rachat par la dette, le LBO, ont écumé les Etats-Unis dans les années 1990, puis fondu sur l’Europe durant les années 2000. Le Japon est désormais leur priorité. Les barbares occidentaux sont à la porte des entreprises japonaises et menacent son modèle si particulier.

Depuis l’après-guerre, le capitalisme japonais restait pénétré d’un mélange bien particulier de morale confucianiste et de logique de marché, le sanpo yoshi. L’entreprise devait viser l’harmonie entre le vendeur, l’acheteur et la société. Une forme de responsabilité sociale, comme on la promeut désormais en Occident, mais imprégnée de féodalisme. L’entreprise assurait la protection à vie des salariés contre leur loyauté absolue (pas de mouvements sociaux) et les fournisseurs étaient intégrés dans la famille par le biais de participations croisées. Les actionnaires extérieurs et la Bourse ne comptaient pas.

La crise de 1990 et la stagnation de l’économie qui a suivi ont détruit ce consensus séculaire qui assurait la stabilité du pays, mais aussi son immobilisme. Le désengagement de banques affaiblies par les taux négatifs en a rajouté en affaiblissant la discipline de directions frileuses et consanguines. Pour redonner du dynamisme à un secteur privé sclérosé, préférant l’accumulation et la prudence à l’investissement et au risque, le premier ministre Shinzo Abe a, entre 2012 et 2020, forcé les entreprises à s’ouvrir afin qu’elles soient poussées par les actionnaires extérieurs à améliorer leurs performances.

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Les fonds financiers, y compris japonais, s’attaquent désormais aux directions et aux administrateurs. Fonds activistes ou de LBO, ces nouveaux barbares entendent accélérer à leur bénéfice la floraison du capitalisme japonais. Le sanpo yoshi, désormais si à la mode en Europe sous la forme du capitalisme responsable, risque un sérieux coup de froid, comme les cerisiers de Kyoto.

Source : Le Monde.fr

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