GIULIA D’ANNA LUPO

« Mais nous aurions pu éclater de rire, si nous n’avions fermement serré les mâchoires. » Kenzaburô Ôe.

Quelque chose a eu lieu. Non pas dans un endroit précis, mais à peu près partout sur la planète. Et cet événement, dont on cerne mal les causes mais encore plus mal les modes d’action et les conséquences, met le monde dans une situation étrange, entre l’embarras et l’ébullition. Pourtant, cette histoire est vieille comme le monde lui-même : c’est celle d’une épidémie.

Le roman de Kenzaburô Ôe Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants (traduction de René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Gallimard, 1996) relate la vie d’un groupe d’enfants se retrouvant piégé dans un village de montagne japonais en proie à une épidémie. C’est un des textes les plus forts d’un jeune homme de 23 ans seulement, qui allait devenir quelques années plus tard le deuxième Prix Nobel de littérature japonais après Kawabata. Comme tous les grands textes littéraires, il n’est pas circonscrit à un pays ni à une époque (1958, date de sa publication, au moment où l’Archipel commence à se relever des séquelles de la guerre, comme le montre cette année-là l’érection de la tour de Tokyo, symbole de la reconstruction du Japon), mais il jette également une lumière crue sur ce qui arrive aujourd’hui au monde entier.

Une curieuse sensation de mutation

L’histoire se déroule durant un conflit, sans doute la deuxième guerre mondiale : « C’était une époque de tueries. Tel un interminable déluge, la guerre inondait les plis des sentiments humains, les moindres recoins des corps, les forêts, les rues, le ciel, d’une folie collective. » Les enfants sont de jeunes délinquants en uniforme, évacués d’une maison de correction à cause des bombardements, et traînés de village en village, jusqu’à leur arrivée au cœur d’une « forêt gigantesque et muette, mouvante comme un océan. » Là, dans une vallée étroite et sinueuse, des maisons de paysans s’entassent, chacune refermée sur elle-même, noires comme les arbres de la forêt, blotties en silence comme des bêtes nocturnes.

Dès les premières descriptions, merveilleusement précises et suggestives, on a compris : des yeux épient, des chiens aboient, d’innombrables carcasses d’animaux sont en décomposition, sur lesquelles rôdent de grasses mouches d’hiver, dans « une puanteur explosive ». L’école est fermée. Il faut se laver les mains sans cesse et se soumettre à des inspections corporelles. La police militaire fait ses rondes, à la recherche d’un déserteur, imposant à tous des pourparlers incompréhensibles et interminables, chacun se sentant traqué comme un chien par la fourrière.

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Source : Le Monde.fr

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