Un brin exaspéré, le ministre japonais chargé de la transition numérique, Taro Kono, a « déclaré la guerre à la disquette ». Connu pour son franc-parler, féru de nouvelles technologies et de Twitter, M. Kono a pris cet engagement sur le réseau social le 31 août après l’annonce des conclusions d’une étude réalisée par l’agence qu’il dirige. L’étude révélait que 1 900 procédures administratives exigeaient encore la soumission de demandes ou le stockage de données sur des supports physiques. Les services publics nippons ont toujours recours à la disquette, au CD-ROM voire à la cassette.
« Je ne sais même pas où l’on peut encore acheter des disquettes », a ironisé M. Kono, nommé à son poste lors du remaniement du 10 août. Le dernier fabricant de ces supports, Sony, a cessé leur production en 2011.
Son combat s’annonce difficile. Ministre de la réforme administrative en 2020-2021, Taro Kono avait déjà plaidé pour la fin de d’outils considérés comme d’un autre âge : le fax et l’hanko, le très officiel sceau personnel qui équivaut à une signature et sert à valider un contrat, signifier la réception d’un colis ou officialiser son arrivée au bureau. M. Kono avait exigé l’arrêt de son usage pour un maximum de procédures administratives.
L’« hanko », « symbole du Japon »
Si des progrès ont été faits dans le privé, l’administration a connu de véritables mouvements de résistance, portés par des fonctionnaires attachés aux supports physiques. Les élus du département de Yamanashi, connu pour sa production d’hankos finement gravés, l’ont accusé de s’attaquer à un « symbole du Japon ».
Le sceau est en usage au Japon depuis près de 2 000 ans. Un débat eut lieu pendant l’ère Meiji (1868-1912), marquée par l’introduction de pratiques occidentales, pour savoir s’il fallait y renoncer au profit de la signature. Le sceau a été conservé. Un système national d’enregistrement et de certification a été établi. Depuis, chaque entreprise et chaque citoyen en possède au moins un.
L’abandon du fax représente aussi un déchirement. Popularisé dans les années 1980, le télécopieur se retrouve encore dans nombre de foyers nippons. Pour les administrations, il est lié à des questions de sécurité. Quelle que soit l’heure, un message envoyé par fax est imprimé automatiquement dès sa réception. Même en cas de catastrophe comme un tremblement de terre, de coupures de courant voire d’interruption des communications, le destinataire a bien une copie physique du message. De ce fait, nombre de services estiment impossible de s’en séparer.
Le numérique jugé impersonnel
Des résistances similaires s’observent déjà pour la disquette et les autres supports physiques. En 2021, c’est avec regret et sous la contrainte que l’arrondissement de Meguro, à Tokyo, a renoncé à la disquette. Il l’utilisait notamment pour enregistrer les rémunérations du personnel avant de les transmettre à la banque chargée des versements. Or, en 2019, Mizuho, la banque en question, a décidé de rendre payant l’usage de supports physiques. Les disques « ne se sont presque jamais cassés et n’ont jamais perdu de données », a regretté dans le quotidien économique Nihon Keizai Yoichi Ono, responsable de la gestion des fonds publics de l’arrondissement. Son abandon devrait toutefois prendre plusieurs années.
Dans un pays où les plus de 65 ans représentent 28,7 % de la population, l’usager des services publics est lui aussi fidèle à des pratiques en place parfois depuis des décennies
Ces réticences aux changements tiennent aux habitudes bien ancrées dans une administration attachée aux procédures, qui, tant qu’elles fonctionnent, n’incitent pas aux évolutions. Nombre de fonctionnaires s’inquiètent aussi de la sécurité des informations sensibles en cas de dématérialisation totale des procédures, même si, fin décembre 2021, la section III du département de la police métropolitaine de Tokyo en charge de la lutte contre le crime organisé a dû présenter ses excuses pour la perte de données personnelles, non pas à la suite d’un piratage informatique, mais bien pour avoir égaré deux disquettes.
Dans un pays où les plus de 65 ans représentent 28,7 % de la population et où l’utilisation des flip-phones – ces téléphones portables à clapet en vogue au début du siècle – reste importante, l’usager des services publics est lui aussi fidèle à des pratiques en place parfois depuis des décennies.
Quand M. Kono se battait contre le fax et l’hanko, Masahiko Shoji, sociologue de l’université Musashi, expliquait les résistances rencontrées par « la persistance d’une perception négative des processus numériques, jugés impersonnels. Les gens apprécient les processus analogiques, considérés comme faisant partie de la culture, témoignant concrètement de l’attention portée à la tâche et permettant des ajustements mineurs ».
Source : Le Monde.fr