Tribune. Depuis des mois, alors même que j’ai perdu la sensation d’être une citoyenne, je passe un temps inhabituel à marcher dans les rues. Toujours continuer son chemin, ne jamais entrer dans un bâtiment. On pourrait appeler « promenade » cette manière d’aller sans but, sans porte-monnaie ni invitation. Or le mot « promenade » a désormais des allures de thérapie occupationnelle, il n’a plus rien à voir avec la flânerie. L’expression « prendre l’air » me fait penser aux carpes apprivoisées qui remontent désespérément à la surface et ouvrent la bouche comme si elles n’arrivaient plus à respirer sous l’eau. J’évite aussi l’expression « prendre du mouvement », parce que je ne veux plus prendre quoi que ce soit à quiconque.
Il y a longtemps que plus personne ne m’a souhaité le bonjour d’un baiser sur la joue. Non que cela me manque. Mais la question ne me sort pas de la tête. Le dernier baiser ne remonte sûrement pas à janvier à l’aéroport Narita de Tokyo. Presque tous les touristes portaient déjà un masque à l’intérieur du bâtiment et, même si ça n’avait pas été le cas, ils ne m’auraient pas donné un baiser sur la joue. Mon vol a atterri à Paris-Charles-de-Gaulle, tout comme ces trente dernières années, et je me suis rendue au centre-ville dans l’atmosphère confinée d’un RER hivernal.
L’amie avec laquelle j’avais rendez-vous dans le café bondé Les Deux Magots était de mère coréenne, et ses lèvres sont restées à distance de ma joue lorsqu’elle m’a saluée. Je suis allée ensuite à la librairie polonaise, située elle aussi sur le boulevard Saint-Germain, grouillant de monde. L’organisatrice de la lecture venait d’une île de la mer du Nord et, sans doute pour cette raison, elle non plus ne m’a pas donné un baiser sur la joue. Deux heures durant, le public est resté assis à l’étroit, au milieu de rayonnages de livres, échangeant le souffle de l’esprit.
« Atemporalité »
Début mars, je me suis envolée pour New York. Le président américain affirmait encore que la pandémie n’atteindrait jamais son pays. J’ai serré dans mes bras des Américaines chinoises, juives et néerlandaises, j’ai pris place dans un restaurant vietnamien exigu et j’ai inhalé l’art mexicain au Whitney Museum. Lorsque je suis rentrée à Berlin, toutes les lectures prévues d’ici à l’été ont été reportées ou annulées.
Il m’arrive souvent de rayer des mots de mes manuscrits, mais biffer des noms de lieux dans mon agenda était nouveau pour moi. L’expression « sensation du temps » me paraissait fallacieuse, car ce n’était jamais une sensation qui me permettait de saisir le temps. « L’atemporalité », elle, était une émotion. Elle se nichait dans mes poumons, le siège de mon âme. On éprouvait l’atemporalité comme une chose aussi concrète que le deuil ou qu’une joie intense.
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Source : Le Monde.fr